Depuis les dernières élections, la Belgique est entrée dans une zone de fortes turbulences sociales à la suite de décisions relatives aux droits sociaux (pensions, chômage, …). La nouvelle majorité fédérale affirme avec force avoir obtenu un mandat clair des électeurs pour cela. Du côté de l’opposition, on déclare que personne n’a jamais voté pour cela. Bien que nous soyons opposés à ces atteintes aux droits sociaux, même « équilibrées » par une taxe sur les plus-values, il nous semble que ces deux affirmations contradictoires sont autant discutables l’une que l’autre.
En effet, il est tout à fait possible que, parmi les électeurs de la nouvelle majorité, un nombre conséquent de citoyens a bien voté, en âme et conscience, « pour cela ». Mais il est tout autant possible qu’une partie de ces électeurs a voté en faveur de cette majorité pour d’autres raisons, son approche sécuritaire par exemple. Comment le savoir ?
Chacun sait que le simple droit de voter pour des candidats lors d’élections ne permet – au mieux – que d’orienter les affaires publiques de façon très générale. Les citoyens sont censés trancher – par un seul vote ! – entre des « offres » politiques globales, qui portent sur de multiples mesures et par conséquent sont souvent simplifiées à l’extrême au travers de slogans séducteurs, voire trompeurs. Les élections ne leur permettent pas d’exprimer leurs opinions de façon nuancée sur des questions déterminées. Il est donc impossible de parler d’un mandat clair de l’électeur pour chacune des décisions particulières.
Soulignons que ces déclarations de la majorité et de l’opposition reconnaissent que la légitimité des décisions doit provenir des volontés exprimées par les citoyens. En effet, en régime démocratique, la légitimité politique, la représentativité repose sur le consentement d’une majorité de citoyens éclairés par le débat public. C’est le sens même du suffrage universel.
Cependant, comme on ne saurait parler d’un mandat clair pour chaque décision particulière, celles-ci sont seulement présumées majoritaires. Autrement dit, il est possible qu’une décision particulière n’emporte pas la majorité des votes si elle était soumise au suffrage universel à l’issue d’un débat démocratique (ce que ne saurait en aucun cas simuler un simple sondage d’opinion).
Comment dès lors s’assurer que les politiques mises en œuvre correspondent bien à une volonté majoritaire dans la population ? Une manière pourrait être la prise en considération des arguments raisonnables avancés par la minorité parlementaire, ainsi que ceux des corps intermédiaires tels les syndicats, les mutuelles ou encore les grandes fédérations associatives, a fortiori lorsque de nombreux citoyens descendent dans la rue à leur appel pour manifester leur désaccord. On pourrait aussi faire appel aux vertus d’une assemblée citoyenne tirée au sort pour émettre un jugement sur une question donnée.
Cependant, dans tous ces cas, la majorité élue pourra toujours considérer (et elle le fait très généralement) que sa position reste, même après considération des contre-arguments et alternatives avancés, la plus représentative des volontés de la majorité de la population. Elle pourra même renvoyer aux prochaines élections pour le vérifier, sachant d’ailleurs que, d’ici là, l’eau aura coulé sous les ponts et que, comme dit plus haut, les élections permettront peut-être, voire probablement, de noyer le poisson.
Il ne reste donc qu’une et une seule manière de garantir la correspondance d’une décision particulière à la volonté majoritaire : c’est la possibilité effective de l’infirmer ou de la confirmer directement, par le suffrage universel, après une large délibération et confrontation des opinions.
Ajoutons un point supplémentaire étroitement lié : il est fréquent que la critique adressée à la majorité élue concerne non pas une décision qu’elle veut prendre, mais une décision qu’elle s’abstient de prendre. C’est pourquoi nous soutenons également la possibilité d’une initiative citoyenne permettant de soumettre une nouvelle règle au suffrage universel.
Il faut donc affirmer ici le droit démocratique pour les citoyens et leurs organisations de dire : « sans remettre en cause le droit de la majorité élue de gouverner, nous pensons que cette décision spécifique, sur ce point déterminé, ou l’absence de décision sur un point déterminé, n’est pas représentative de la volonté de la majorité de la population. Nous souhaitons dès lors pouvoir le vérifier grâce à une délibération élargie à l’ensemble des citoyens et à un vote au suffrage universel ». Si cette possibilité était offerte, l’absence de demande de référendum confirmerait alors la représentativité réelle des décisions.
Ce droit démocratique implique l’adoption par la Belgique – fort conservatrice en la matière au regard de nombreux autres États – d’une législation permettant, à tous les niveaux de pouvoir, une pratique régulière des référendums d’abrogation (permettant d’annuler une loi) et des référendums d’initiative citoyenne (permettant d’en proposer une). On pourrait veiller à la qualité des informations et du débat public, grâce en particulier à une assemblée citoyenne tirée au sort qui serait chargée de se prononcer de façon motivée sur les objets soumis à référendum.
Une démocratie représentative sans de tels droits démocratiques, qui limite donc le suffrage universel à la seule élection des représentants, nie en réalité l’égalité des citoyens visée dans le suffrage universel. Espérons que les citoyens et les corps intermédiaires, mobilisés à raison sur la question des droits sociaux, soutiendront conjointement l’instauration de ces droits démocratiques.